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Qu’est-ce que la philosophie ?

Autrice: Irène Pereira

Résumé : La thèse de ce texte est de considérer que la philosophie ne doit pas être définie à partir de son rapport à l’ontologie positive. La philosophie n’est pas la science de l’être en tant qu’être. La philosophie est l’étude des modalités non-actualisées de l’être (devoir-être, possible, idéal…). Le texte propose le développement de quelques implications de cette idée.

Introduction :

Il nous semble que l’on ne prend pas assez en compte la disjonction qu’a opéré la modernité entre les sciences positives et la philosophie pour définir la philosophie. On continue encore trop souvent de définir la philosophie par son rapport à la réalité positive. La philosophie aurait pour objet fondamental l’ontologie positive. C’est le cas par exemple chez Heidegger ou encore Deleuze pour ne citer que quelques exemples.

Or il nous semble que le domaine de l’être positif est désormais celui des sciences positives. La philosophie est un discours qui s’attache aux dimensions qui échappent aux sciences positives.

Or ces domaines sont ceux de l’être non-actualisé. Ces dimensions de l’être qui ne sont pas actualisées sont entre autres le devoir-être, le possible, l’idéal, les valeurs, l’utopie… Ce sont des dimensions de la réalité sur lesquels les êtres humains ne cessent de produire du discours, mais qui ne peuvent pas être explorés par les sciences positives.

Certes il est possible de produire par exemple une sociologie des valeurs ou une sociologie de l’utopie. Mais, les sciences positives n’argumentent pas la préférence pour telle ou telle valeur, elle ne propose pas de nouvelles utopies. Si des scientifiques le font, ils sortent de la définition des sciences positives telles qu’elles se sont constituées durant la modernité.

La distinction entre sciences positives et philosophie.

Il est généralement admis que la modernité se caractérise par une séparation entre les sciences positives et la philosophie.

Les sciences positives ont pour objet l’étude de la réalité positive. Elles cherchent à établir des faits. Elles testent des hypothèses en les confrontant avec la réalité existante.

Le philosophe Hume a mis en lumière l’impossibilité du passage de l’être au devoir-être. La science dit ce qui est. Par exemple, la sociologie peut étudier le meurtre en tant que fait social. Mais le fait qu’il existe des meurtres ne peut pas conduire à affirmer que l’on doit tuer.

Cette disjonction entre être et devoir-être a conduit en sciences sociales à l’impératif de neutralité axiologique. Les scientifiques doivent s’abstenir de jugements de valeurs.

De ce fait, il est possible d’en venir à la thèse que la modernité se caractérise dans le domaine du logos par la distinction entre les sciences positives qui ont pour objet la réalité positive et la philosophie qui a pour objet les modalités non-actualisées du réel (ex : le devoir-être, le possible, l’idéal, l’utopie, le potentiel, le virtuel…).

Au sein des modalités non-actualisées du réel, la fiction qui peut être l’objet de l’esthétique ou de la philosophie de l’art, n’a pas le même statut. En effet, il faut distinguer les modalités non-actualisées du réel qui auraient vocation à se réaliser même si elles ne réalisent pas. Par exemple, les utopies ou les devoirs-être auraient vocation à se réaliser même si elles ne se réalisent pas. On peut les appeler modalités non-actualisées du réel désirables. Il existe des modalités non-actualisées du réel qui ne sont pas désirables comme les dystopies. Mais la fiction artistique n’est pas jugée par rapport au fait qu’elle devrait s’actualiser ou non dans la réalité positive.

La philosophie comme étude des modalités non-actualisées du réel

En posant la thèse de la philosophie comme étude des modalités non-actualisées du réel, il est nécessaire de distinguer la philosophie d’autres discours avec lesquelles elle pourrait être confondue si l’on suit cette définition.

Si la philosophie est un discours conceptuel qui porte sur les modalités non-actualisées du réel, en cela, la philosophie n’est pas la littérature. La littérature propose la création imaginaire de mondes possibles fictionnels. Mais, la philosophie se caractérise par la production d’un discours conceptuel spéculatif sur des mondes possibles.

De ce fait, il existe des formes de discours philosophiques fictionnels, comme la fiction spéculative, qui combinent la conceptualisation et la narration. On peut donc dire de la philosophie qu’elle est un genre de discours qui se rapproche de la science par son recours au raisonnement abstrait et de la littérature par son recours à l’imagination créatrice.

La philosophie n’est pas non plus la prospective scientifique. La prospective scientifique utilise des outils scientifiques, pour en partant de tendances présentes actuellement dans le réel, déterminer les possibles qui seraient les plus probables.

La philosophie recours à la réflexion spéculative pour proposer des possibles. Elle ne cherche pas à établir des probabilités futures.

De ce fait, les problématisations et les conceptualisations spécifiquement philosophiques sont celles qui portent sur les modalités non-actualisées de l’être. Les sciences positives formulent des problématiques et conceptualisent, mais leur production est tournée vers la connaissance de la réalité positive. Or la problématisation et la conceptualisation spécifiquement philosophique est tournée vers les modalités non-actualisées de l’être.

La philosophie de terrain

Le cas de la philosophie de terrain est intéressant. En effet, il s’agit d’une forme de philosophie qui a recours à une enquête empirique reposant sur des méthodes qualitatives comme les sciences sociales.

Mais si nous partons de l’idée que les sciences sociales ont pour objet la description de la réalité et son explication, et que la philosophie n’a pas pour objet l’étude de la réalité positive, alors nous en arrivons à considérer que la philosophie de terrain n’a pas le même objet que les sciences positives quand bien même elles ont recours à des enquêtes empiriques.

La philosophie de terrain peut se tourner vers l’étude du devoir-être à partir d’une étude de la réalité empirique. En effet, l’étude de la réalité produit une connaissance de l’être qui permet de mieux identifier le devoir-être. Par exemple étudier les pathologies de la société, comme le fait Axel Honneth, peut permettre de mieux identifier les besoins de reconnaissance. La reconnaissance devient alors  une valeur désirable.

La philosophie de terrain peut se donner comme objectif l’expérimentation empirique de possibles. Le fait de choisir d’actualiser tel possible plutôt que tel autre implique en effet la définition d’un devoir-être.

En effet, l’objet de la philosophie n’est pas la description de la réalité et la connaissance de la réalité actuelle. L’objet de la philosophie est l’exploration des modalités non-actualisées de l’être.

Le cas de la philosophie sociale

La philosophie sociale nous semble constituer un cas intermédiaire entre les sciences sociales et la philosophie.

Elle se distingue des sciences sociales par le fait qu’elle ne travaille pas à partir de données de premières mains (sauf si elle a recours à la philosophie de terrain), mais elle s’appuie sur des connaissances issues des sciences sociales. Frank Fishbach dans Le manifeste pour une philosophie sociale écrit: “En ce sens, la philosophie sociale est, dès l’origine, dépendante de l’émergence de savoirs positifs qui prennent la société (et non plus l’État ou les seules institutions politiques) pour objet : en ce sens, pas de philosophie sociale possible sans la constitution de disciplines comme l’économie politique, la sociologie ou l’anthropologie, disciplines positives avec lesquelles la philosophie sociale n’a plus cessé ensuite d’entretenir un rapport constant.” Cela veut dire que par exemple le ou la philosophe peut commencer son travail par constituer une revue de littérature en sciences sociales sur sa thématique de recherche.

Mais, à la différence des sciences sociales, l’objectif de la philosophie sociale n’est pas une description et une explication de la réalité. Elle porte un regard évaluatif critique relativement à son époque: “Diagnostiquer ce qui ne va pas dans ce qui est
L’allusion précédente au commentaire donné par Foucault du texte de Kant Qu’est-ce que les Lumières ? me permet d’avancer que, troisièmement, une philosophie sociale est une démarche philosophique qui entreprend de faire le diagnostic de son temps ou de son époque.” (Fischbach, 2009). Ce qui la conduit à constituer “une démarche philosophique qui pose et affirme, relativement à la société qu’elle prend pour objet, un point de vue évaluatif autorisant une critique de la réalité sociale existante” (Fischbach).

Les implications praxéologiques de la philosophie

Dans la mesure où la philosophie réfléchie sur les modalités non-actualisées du réel, elle peut s’avérer plus pertinente que les sciences pour le passage à l’action.

En effet, les sciences positives ont pour fonction de décrire le réel, de l’explique, voire d’évaluer l’efficacité d’une pratique.

Mais les sciences positives n’ont pas vocation à proposer de nouvelles idées à réaliser. Certes, l’étude de la réalité peut suggérer des améliorations, des précaunisations. Mais à partir du moment où les scientifiques font cela, ils sortent de la science. En effet, ils s’aventure dans le domaine du devoir-être et quitte l’étude de la réalité.

Les scientifiques lorsqu’ils énoncent des précaunisations le font par rapport à des finalités axiologiques qui ont été posés par des commanditaires économiques ou politiques.

Au contraire, la philosophie peut s’appuyer sur des recherches en sciences sociales pour proposer des réalités à expérimenter en justifiant dans l’ordre du devoir-être ces possibles réalisation sans être inféoder à un pouvoir politique ou économique.

Conclusion: 

Dans ce texte, nous avons essayé d’esquisser l’idée que la philosophie se distingue des sciences positives par un objet de recherche spécifique que sont les modalités non-actualisées de l’être. La philosophie est conduite à pouvoir explorer ces dimensions de l’être d’une manière qui reste inaccessibles aux sciences en tant que sciences positives.

En effet, les sciences positives peuvent les étudier à travers le discours et des pratiques déjà produites par des acteurs. La philosophie n’étant pas une science dont la validité est liées à son rapport à la réalité existante, elle peut proposer d’autres possibles, d’autres devoirs-être ou utopies que celles déjà existantes.

Il arrive que les pouvoirs publics demandent aux scientifiques d’expérimenter des pratiques (par exemple éducatives) tirées de leurs recherches. Mais dans ce cas, les scientifiques dépassent le cadre des sciences positives. En effet, ils entrent alors dans le domaine d’un devoir être qui est posé par les pouvoirs publics. Par exemple, il s’agit de proposer des pratiques d’enseignement efficaces pour lutter contre l’echec scolaire.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Irène Pereira (1 août 2025). Qu’est-ce que la philosophie ? Les cahiers de pédagogies radicales. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14gel


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