La philosophie de terrain – questions de méthodes en sciences de l’éducation
Autrice: Irène Pereira (Professeure des Universités)
Résumé : La philosophie de terrain est une approche émergente, qui suscite de plus en plus d’intérêt depuis l’ouvrage de Christiane Vollaire (2017). Ce texte est consacré à présenter certaines questions relatives à l’articulation entre philosophie et méthodes qualitatives. En effet, certains aspects méthodologiques sont encore sous interrogés dans la littérature académique. C’est le cas en particulier de la question d’un rapport spécifiquement philosophique au terrain et aux données de terrain.
Introduction
Une recherche en philosophie de terrain peut être structurée avec un plan classique du type : revue de la littérature, cadre théorique, méthodologie, analyse des données, discussion. Le texte ci-dessous est consacré à discuter des interrogations méthodologiques relatives à ces différents points.
En cela, nous ne suivons pas la proposition de Christiane Vollaire qui considère que le terrain vise à créer par induction de nouveaux concepts. Nous allons plutôt partir du cas d’une recherche en philosophie de terrain où l’enquête empirique philosophique est précédée d’une recherche spéculative, avec élaboration d’un cadre théorique original ou non, pour nous demander dans ce cas, quel peut être l’apport spécifiquement philosophique du terrain à la recherche.
En effet, toutes les recherches en philosophie de terrain ne sont pas inductives. On peut prendre le cas, par exemple de la thèse de Daphné Le Roux (soutenue en 2018) qui part d’un cadre théorique foucaldien, et en particulier du concept de « techniques de soi ».
1) Revue de littérature.
Il est possible d’envisager deux stratégies différentes dans une recherche en philosophie de terrain concernant l’état de la littérature académique.
La première stratégie consiste à effectuer une revue de littérature interdisciplinaire sur les recherches en sciences sociales portant sur le sujet que l’on se propose d’aborder. Cela tient au fait que la philosophie de terrain étant encore une approche peu développée, elle se retrouve à aborder des terrains empiriques qui ont déjà été travaillés par d’autres disciplines. De ce fait, il peut être intéressant de commencer par un état de l’art des recherches en sciences sociales. (Voire L’article : « L’intérêt des revues de la littérature structurées critiques pour les recherches en philosophie (Pereira, 2025). La revue de littérature en sciences sociales peut déboucher lors du cadre théorique sur une première proposition de théorisation philosophique à partir de la synthèse de cette littérature.
La deuxième stratégie consiste à effectuer une étude historico-conceptuelle relative à la manière dont la notion sur laquelle s’appuie la recherche a déjà été abordée en philosophie. Dans ce cas, il faut être attentif au fait qu’il ne s’agit pas ici d’effectuer une simple revue de la littérature, mais de proposer une lecture philosophique originale et une discussion critique des conceptualisations proposées dans la littérature philosophique.
Le choix entre les deux approches dépend du sujet en philosophie de terrain qui est abordé par la recherche. Si l’on veut par exemple étudier la dignité dans le cadre médical, il peut être plus interessant de commencer par une étude historico-conceptuelle du concept de dignité en philosophie. Si par contre, on veut étudier les conflits de valeur au travail, il peut être interessant de commencer par une revue de la littérature en sciences sociales qui a déjà largement abordée cette thématique.
Il peut être pertinent d’effectuer les deux types de revue de littérature ou au contraire, d’intégrer la revue de littérature historico-conceptuelle à la partie cadre théorique.
2) Le cadre théorique
Il peut être pertinent d’effectuer une revue critique des cadres théoriques philosophiques déjà existant sur un sujet ou de discuter philosophiquement les cadres déjà existant, avant de choisir un cadre théorique philosophique que l’on va défendre.
Le cadre théorique en philosophie de terrain peut reprendre un cadre déjà présent dans la philosophie.
Mais, il peut-être préférable de proposer une ré-élaboration philosophique nouvelle. Cela peut être l’interprétation originale d’un auteur ou une nouvelle théorisation philosophique sur un sujet donné.
Lorsqu’il s’agit d’une théorisation nouvelle, il peut s’agir d’une théorisation qui prenne en compte le terrain. C’est le cas lorsqu’il s’agit par exemple de proposer une théorisation philosophique à partir de la revue de littérature en sciences sociales.
3) La méthodologie en philosophie de terrain
Il nous semble que la méthodologie en philosophie de terrain pose un problème spécifique concernant le statut du terrain en philosophie. En effet, la philosophie n’est pas une science. Elle n’a donc pas pour objectif de produire des données scientifiques, ni de tester une hypothèse pour la vérifier au contact du terrain. En effet, la philosophie peut par exemple si situer plutôt du côté de l’herméneutique que d’un objectif nomothétique (production de lois). Pour le dire autrement, la philosophie n’a pas vocation à se conformer à une conception positiviste des sciences sociales. N’étant pas une science, elle doit construire son propre rapport au terrain.
Se pose alors la question de ce que peut être un usage spécifiquement philosophique du terrain ?
Christiane Vollaire (2017) propose que le terrain serve à créer des concepts. Son approche est donc inductive. La proposition est pertinente en ce qu’elle propose un usage spécifiquement philosophique, et non pas calqué sur les sciences sociales, du terrain en philosophie. La création de concepts est en effet considéré comme ce qui caractérise la philosophie selon Deleuze et Guattari. Néanmoins, on peut nuancer le propos en remarquant que les sciences sociales créent également des concepts.
Nous allons plutôt nous interroger sur le cas d’une démarche qui n’est pas inductive. Cela signifie que nous allons nous demander quel peut être le rôle du terrain lorsque l’enquête part d’une approche abductive ?
Avant d’aborder l’approche abductive en philosophie de terrain, nous allons d’abord montrer en quoi consiste une approche de type hypothético-déductive. Celle-ci, qui peut être légitime, nous semble davantage relever de la combinaison entre un cadre théorique philosophique et une enquête en sciences sociales. Elle n’est en réalité pas propre à la philosophie de terrain. On trouve en effet en sciences sociales (par exemple en science politique ou en sciences de l’information et de la communication) des programmes de recherche qui visent à tester empiriquement des cadres théoriques philosophiques déjà établis. Dans ce cas, la première partie de la recherche consiste à effectuer une revue de la littérature en sciences sociales, puis à exposer un cadre théorique philosophique (par exemple issu de la théorie critique de l’Ecole de Francfort), puis à le tester empiriquement. La théorie de l’agir communicationnel d’Habermas ou encore la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, par exemple, ont fourni de tels cadres théoriques à la recherche empirique. Ce qui est est normal dans la mesure où l’Ecole de Francfort a récusé la partition entre philosophie et sciences sociales.
Néanmoins, si l’on souhaite développer un usage proprement philosophique du terrain qui ne soit pas inductif, le problème qui se pose est le suivant : Existe-t-il un usage proprement philosophique du terrain qui ne relève ni de la démarche hypothético-déductive, qui vise simplement à tester un cadre théorique, ni de la démarche inductive, qui subordonne la théorisation philosophique à l’empirisme ? Dit autrement comment articuler, dans une recherche, théorisation philosophique speculative et philosophie de terrain ?
Dans le cas d’une approche abductive, nous partons d’un cadre théorique philosophique, mais le terrain n’est pas considéré comme réductible à la théorie. Le rôle du terrain est de conduire à la production d’une théorisation intermédiaire qui n’est pas un simple application de la théorie spéculative en philosophie.
Il est possible de prendre une analogie avec la recherche en éthique. On peut considérer la philosophie morale générale comme le cadre théorique, tandis que de l’autre côté, le terrain peut être pensé comme le cas éthique particulier. La réflexion en éthique, à partir d’un cas particulier, n’est pas un simple application de la théorie générale, mais elle suppose une créativité éthique.
De ce fait, la théorisation en philosophie de terrain présuppose de penser qu’entre la théorie générale spéculative et le cas particulier, il existe un niveau de théorisation spécifique. On peut comparer cela à la modélisation en sciences. Le modèle constitue un niveau intermédiaire entre la théorie générale et les applications pratiques.
Une autre question se pose qui est celle de la portée du terrain par rapport à la théorie spéculative. Cette dernière a traditionnellement en philosophie une portée générale. Mais quel est alors la portée d’une théorisation philosophique produite à partir d’un terrain particulier ? Ici nous posons cette question en éliminant le cas où le terrain, comme dans l’approche hypothético-déductive, est pensée simplement comme une application de la théorie ou une illustration de la théorie.
Si un terrain particulier a vocation à faire émerger de la théorie, on peut supposer qu’il s’agit soit d’une théorisation qui gagnerait à être éprouvée sur d’autres terrains, soit d’une théorie de moyenne portée. C’est en cela que le cas de la recherche en éthique fournit un exemple intéressant car le travail sur les cas particuliers a conduit à s’interroger sur la portée des règles éthiques. On peut par exemple déterminé des familles de cas qui partagent certaines caractéristiques communes. Parfois en éthique deux cas proches peuvent être en réalité différents par leurs implications philosophiques, mais il est possible également de trouver des caractéristiques abstraites que partagent différents cas particuliers.
De ce fait, la recherche en éthique (dite appliquée) fournit déjà à la philosophie un modèle pour penser les relations entre la philosophie spéculative et les cas particuliers auxquels ont à faire les recherches qualitatives. Il n’est certes pas impossible de penser la relation entre la philosophie et le terrain à partir d’autres modèles comme par exemple celui de l’auto-expérimentation (Préciado, 2008).
Une autre question qui se pose est celle de savoir en quoi une théorisation du terrain en philosophie se distingue d’une théorisation du terrain en sciences sociales ?
La philosophie peut s’intéresser à des dimensions considérées comme importantes par les êtres humains, mais que les sciences ne parviennent pas à prendre en compte. Il s’agit en particulier de la dimension normative. La séparation entre jugement de fait et jugements de valeurs qui structure les sciences modernes laisse à la philosophie l’argumentation normative que ce soit, en particulier, dans les domaines moraux, politiques, esthétiques ou existentiels.
Enfin, il est important de penser le lien entre le cadre théorique philosophique et les méthodes de recherche. Par exemple, une recherche en philosophie féministe peut s’appuyer sur des méthodes qui ont été développées par la recherche féministe qualitative comme la recherche participative féministe.
4) L’analyse des données de terrain
Il est à notre avis possible d’utiliser deux approches différentes pour l’analyse des données de terrain qui correspondent à deux traditions philosophiques différentes :
– La première est l’analyse phénoménologique (Paillé, Mucchelli, 2021) des données qui peut être davantage compatible avec la philosophie continentale de tradition herméneutique.
– La deuxième est l’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé, Mucchelli, 2021) davantage compatible avec une approche philosophique par analyse conceptuelle (Roth, 2022).
Il est ici important qu’il y ait une compatibilité entre le cadre théorique et la méthode d’analyse des données empiriques.
L’objectif de ces analyses de données peut ainsi être la production d’une théorie abductive de moyenne portée qui articule des éléments généraux du cadre théorique et des théorisations spécifiques au terrain enquêté.
5) La discussion philosophique
La discussion philosophique peut être consacrée aux objections philosophiques qu’il serait possible d’opposer à la théorisation proposée à partir du terrain.
Conclusion :
Il nous semble que le plus grand défi auquel est confronté la philosophie de terrain est de réussir à maintenir une identité proprement philosophique sans devenir un hybride entre philosophie et sciences sociales.
Bibliographie :
Le Roux, D. (2018). La marche nuptiale: subjectivation et technique de soi dans le rituel de mariage catholique (Doctoral dissertation, Université de Nanterre-Paris X).
Paillé, P., & Mucchielli, A. (2021). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales-5e éd. Armand Colin.
Pereira I. (27 juillet 2025). L’interprétation et la discussion des données dans les recherches qualitatives en sciences sociales. https://pedaradicale.hypotheses.org/6705
Preciado, B. (2008). Testo junkie: sexe, drogue et biopolitique. Grasset & Fasquelle.
Roth, X. (2022). «Éducation» et «Politique»: enquête conceptuelle sur les limites d’une justification libérale de l’éducation au développement durable. Éducation et socialisation. Les Cahiers du CERFEE, (63).
Vollaire, C. (2017). Pour une philosophie de terrain. Créaphis.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Irène Pereira (27 juillet 2025). La philosophie de terrain – questions de méthodes en sciences de l’éducation. Les cahiers de pédagogies radicales. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14frb
