Elements de méthodologie à l’intention des doctorant.es en sciences de l’éducation.
Irène Pereira, Professeure des Universités, Sciences de l’éducation et de la formation, Laboratoire CIRNEF, Université de Rouen-Normandie.
Ce texte propose quelques réflexions et pistes qui peuvent aider des doctorant.es relativement à la méthodologie de thèse. Il faut néanmoins tenir compte du fait que les attendus d’une thèse en sciences de l’éducation peuvent varier en fonction de la discipline à laquelle se rattache le directeur ou la directrice de thèse au sein des sciences de l’éducation.
Le CNU de la section 70 énonce les points suivants : « Les documents fournis donnent lieu à une analyse des contenus (mémoire de thèse ou note de synthèse pour l’HDR) et de la nature des débats (rapport du jury) montrant qu’au-delà d’une somme érudite (revue de la littérature et cadre théorique), une thèse (au sens étymologique de position intellectuelle et scientifique) est soutenue, en prenant appui sur une connaissance valide des champs de pratique (terrain) et de recherche (domaine de spécialisation), propre à élaborer une problématisation et un questionnement scientifique pertinent en SHS/SE. Il est attendu que la méthodologie soit clairement explicitée et les résultats non seulement présentés et analysés. »i
Cette formulation met en avant une certaine structure de la thèse de doctorat : revue de littérature et/ou cadre théorique, méthodologie, présentation et analyse des résultats. Dans le texte ci-dessous, le propos sera centré sur les méthodes qualitatives.
A noter, que les ouvrages de méthodologie – pourtant nombreux – tendent à mettre l’accent sur certains éléments et à être peu développés sur d’autres points. Bien souvent, on trouve beaucoup de conseil sur les différents types de méthodes d’enquête ou les méthodes d’analyse des données. A l’inverse, d’autres éléments comme la question de l’interprétation des données est peu traitée.
I. Structure d’ensemble, revue de littérature et cadre théorique
1) Remarques sur la structure de la thèse de doctorat.
La structure – revue de littérature, cadre théorique, méthodologie, présentation des résultats et analyse des résultats – n’est pas pour autant une structure commune à l’ensemble des sciences humaines et sociales. Elle n’est pas d’ailleurs dominante même dans la littérature anglo-saxonne dans ces disciplines.
Lorsqu’on regarde les thèses ou les articles qui sont écrits en ethnologie, en sociologie, en sciences politiques ou en sciences de l’information et de la communication, cette structure de rédaction n’est pas dominante.
Elle est en revanche le standard en psychologie expérimentale et plus généralement dans les sciences expérimentales.
On retrouve également souvent une structure proche lorsqu’il s’agit de déposer des appels à projets de recherche.
2) La revue de littérature
La notion de revue de littérature se trouve plus particulièrement mise en œuvre dans les sciences expérimentales et en particulier médicales. Dans ce domaine, on constate un effort de plus en plus grand de standardisation des méthodes, avec différents types de revue de littérature, dont en particulier : la revue systématique de littérature et la revue narrative de littérature.
Qu’en est-il en sciences de l’éducation ?
On peut remarquer que l’on constate des tentatives récentes d’importer ces types de revues de littérature standardisées en sciences de l’éducation :
Sacré, M., Lafontaine, D., & Toczek, M. C. (2021). Comprendre et concevoir des revues systématiques de la littérature en sciences de l’éducation et de la formation. Nouveaux cahiers de la recherche en éducation, 23(2), 1-27.
Fenoglio, P. (2023). Les inégalités numériques en éducation: une revue narrative de littérature. Canadian Journal of Learning and Technology, 49(4), 1-27.
La revue narrative de littérature est moins lourde à mettre en œuvre que la revue systématique. Elle vise à identifier les principales références.
En revanche, on ne constate par encore d’adaptation de la revue exploratoire de littérature en sciences de l’éducation. On peut néanmoins sur le plan de la revue exploratoire se tourner vers cette référence :
La revue de littérature vise donc à effectuer l’état de la littérature scientifique sur un sujet :
– soit de manière systématique (revue systématique)
– soit en identifiant les principales références (revue narrative)
– soit en identifiant un manque dans la littérature scientifique. (revue exploratoire)
3) Le cadre théorique
La notion de cadre théorique est parfois dans certaines disciplines accompagnée d’un cadre conceptuel.
Dans ce texte, il ne sera question que du cadre théorique. Le cadre théorique peut être défini comme un ensemble cohérent dans lequel l’auteur ou l’autrice se situe au sein des courants de la recherche scientifique sur son objet.
Cohérent, cela signifie qu’il ne s’agit pas de juxtaposer des références théoriques hétéroclites, mais soit :
– de choisir un cadre théorique de référence en justifiant ce choix
– ou d’articuler plusieurs cadres, mais avec une structure théorique cohérente. Cela signifie qu’il faut être attentif aux risques d’incompatibilités entre ces cadres théoriques et essayer de les surmonter en argumentant la cohérence théorique.
II. La méthodologie.
Il ne s’agit pas ci-dessous de revenir sur l’ensemble des éléments de la méthodologie, mais sur certains points qui présentent des difficultés particulières aux étudiant.es :
1. La formulation des hypothèses
Historiquement un certain nombre de méthodes qualitatives se sont constituées à partir d’une approche inductive. Ce qui veut dire que l’on ne formule pas de cadre théorique et d’hypothèses préalablement à la recherche.
Néanmoins, on constate une tendance de plus en plus répandue à formuler des hypothèses avec des méthodes qualitatives. Cela ne va pas sans poser problèmes d’autant plus qu’il existe peu de littérature scientifique sur la formulation des hypothèses avec des méthodes qualitatives et que les éléments à ce sujet restent vagues.
De manière générale, il est possible de définir une hypothèse comme une affirmation qui énonce une prédiction dont il s’agit de tester la validité.
Il nous semble qu’il faut distinguer plusieurs types d’hypothèses au sein de la littérature scientifique.
Les hypothèses relationnelles : elles mettent en relation deux variables. On peut distinguer au sein de cet ensemble :
– les hypothèses relationnelles causales. Elles visent à établir l’impact d’une variable sur une autre. Ce type d’hypothèse ne peut être formulée qu’avec des méthodes expérimentales car il est nécessaire de pouvoir isoler l’effet d’une variable pour pouvoir établir son caractère causal.
– les hypothèses relationnelles corrélationnelles. Elles visent à établir des corrélations statistiques. Elles sont adaptées aux méthodes statistiques de type questionnaire.
Ainsi, les hypothèses portant sur l’impact d’une variable sur une autre, sur son influence… ne peuvent être établies qu’avec des méthodes quantitatives statistiques.
De ce fait, les méthodes qualitatives ne permettent de formuler que des hypothèses prédictives descriptives. Cela signifie qu’il s’agit de prédire ce que l’on va observer lors d’une ethnographie ou de prédire les affirmations qui vont être énoncées lors d’un entretien.
Il en résulte qu’on ne peut pas formuler n’importe quel type d’hypothèses avec n’importe quel type de méthodes. Il y a des méthodes qui ne permettent pas de répondre à certain types d’hypothèses. Les méthodes qualitatives ne permettent pas de répondre à des hypothèses relationnelles.
A noter, un autre point dont il faut être conscient au sujet des entretiens, c’est qu’un entretien est déclaratif. Il ne nous permet pas d’accéder à la réalité en soi. Il nous permet d’accéder au discours que les personnes énoncent sur la réalité (ou du moins, par exemple, il faudra croiser plusieurs témoignages pour établir des faits).
De ce fait, les entretiens dans les méthodes qualitatives sont plutôt adaptés pour nous faire connaître par exemple la vision du monde des personnes, les raisons ou les justifications que les acteurs/trices donnent à leurs actions.
2) Méthode d’analyse des données
Il est possible de remarquer que le codage systématique des données dans la recherche qualitative tend à s’imposer comme une nouvelle normeii.
Or, les méthodes d’analyse systématique des données décrites pour les méthodes qualitativesiii sont inductives. Ce qui là encore pose des difficultés face à la demande que l’on trouve de plus en plus présente de formuler des hypothèses.
Il faut donc que l’étudiant.e réalise le codage des données en partant du fait qu’il a formulé des hypothèses auparavant et donc que les thèmes (lorsque par exemple il s’agit d’un codage thématique), doivent être construits de manière à pouvoir tester les hypothèses formulées.
Il est aussi possible de se demander s’il est nécessaire pour coder les données d’utiliser un logiciel d’analyse de contenu. Il existe une littérature scientifique qui a recours à un tableur (type excel) pour coder les données.
On peut à ce sujet se reporter aux documents suivants :
metsem2 (2023, 5 janvier). METSEM#35 : Est-il préférable d’utiliser NVivo ou Excel pour le codage de données qualitatives ? (Marie Moncada, CEE Sciences Po). MetSem. https://doi.org/10.58079/rekw
Use Word + Excel to Analyse Qualitative –
https://www.youtube.com/watch?v=1TiuUQf6dBo&t=918s
III. De l’analyse des données à leur interprétation.
Sous l’effet de la norme d’incitation à coder les données de manière systématique, on assiste à un risque appelé, par exemple par Christophe Lejeune, la « codomanie »iv.
La codomanie peut conduire à confondre l’analyse des résultats issue du codage avec l’interprétation des données. L’analyse des données donne lieu à la présentation des résultats. Mais une fois que l’on a présenté les résultats, il est nécessaire de les interpréter.
L’interprétation des données est en réalité la partie la plus importante dans une recherche qualitative. Cette dimension demanderait là encore d’être traitée de manière plus approfondie dans la littérature en méthodologie de la recherche. L’objectif ici n’est pas de développé ce point qui mériterait une étude approfondie de la littérature scientifique et qui en outre dépend en partie de la discipline choisie.
Un premier point qu’il est possible de noter, c’est que l’interprétation des données consiste à mettre en relation les résultats recueillis et ceux de la revue de la littérature. On peut parler alors de mise en perspective ou de discussion des résultats.
Cela consiste également à conceptualiser les résultats à partir du cadre théorique. Pour prendre par exemple le cas de l’histoire ou de la sociologie, on peut dire que l’interprétation des résultats consiste à rapporter ces résultats à un cadre d’interprétation générale des évolutions historiques et/ou du fonctionnement de la société.
Néanmoins, il est possible d’aller plus loin encore plus loin dans l’interprétation dans le cas de recherches qualitatives. L’interprétation peut consister à formuler des hypothèses exploratoires. Ces hypothèses sont de type relationnel. Elles sont exploratoires dans la mesure où elles nécessiteraient néanmoins des méthodes quantitatives pour confirmer ou infirmer.
Cette appauvrissement de la phase d’interprétation des données ne tient pas seulement au nouvel impératif de codage. Il est également lié à une structure d’écriture provenant des sciences expérimentales qui consiste à présenter les résultats et à les discuter.
Or l’interprétation des résultats dans les méthodes qualitatives ne consiste pas seulement à discuter les résultats à la lumière d’autres résultats déjà obtenus. Plus généralement, l’interprétation des résultats consiste à essayer de leur donner un sens en les inscrivant dans un ensemble théorique cohérente qui est sous-tendue pas une conception épistémologique de la société et de l’être humain.
NB: Pour montrer en quoi l’interprétation des données en sciences sociales se distingue de la discussion des données dans les sciences expérimentales, on peut prendre l’exemple de l’ouvrage de Cagé et Piketty, Une histoire du conflit politique (Seuil, 2023). On constate que les auteurs présentent certes certains résultats novateurs par rapport à la littérature existante. Mais surtout, ils essaient de proposer des interprétations (explicatives) des résultats. Voir la conférence suivante:
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ihttps://conseil-national-des-universites.fr/data/document/4484/3074/Public/2.%20Qualification/Conseils%20generaux%20pour%20la%20qualification%20MCF%20et%20PU%2070e%20section.pdf
iiAyache, M., & Dumez, H. (2011). Le codage dans la recherche qualitative une nouvelle perspective?. Le libellio d’Aegis, 7(2-Eté), 33-46.
iiiPaillé, P., Mucchielli, A. (2021). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Armand Colin.
ivLejeune, C. (2019). Chapitre 3. Étiqueter : des propriétés aux catégories. Dans : , C. Lejeune, Manuel d’analyse qualitative: Analyser sans compter ni classer (pp. 61-100). Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
pedaradicale (22 juin 2024). Elements de méthodologie à l’intention des doctorant.es en sciences de l’éducation. Les cahiers de pédagogies radicales. Consulté le 23 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/11vgz